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Manar l'Anar
Économie
Enquête
N° 125
Lundi 7 Juillet 2025
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Société : Les orphelins de l’islam*

Les parents adoptifs ont un devoir
d’éducation jusqu’à
la majorité de leur enfant
Ils sont près de 30.000 au Maroc. Enfants abandonnés ou orphelins, ils sont des laissés pour compte. La société condamne l’adoption quand la loi rejette la transmission de filiation. Par Laetitia Grotti


Une petite pièce au premier étage du centre Lalla Meryem pour les enfants abandonnés, à Rabat. Des couples, dont les dossiers suivent leur chemin dans les méandres administratifs, sont là pour voir les enfants et être vus d’eux (ainsi que des assistantes sociales). Une autre pièce aux murs blancs mais
avec cette fois le poster d’un beau bébé joufflu, qui vante les mérites du lait artificiel pour ces futures mères de cœur. Dans cette institution, le dialogue s’installe entre couples, les interrogations se partagent, les expériences s’échangent. Les regards des futurs "adoptés" et de ceux qui en auront peut-être la garde, se croisent, s’attardent. De l’autre côté, les travailleurs sociaux observent les gestes, les attentions de ces prétendants à la paternité et à la maternité.
Les enfants qui sont ici le sont parce qu’ils ont été abandonnés ou parce qu’ils sont orphelins. Les couples qui viennent dans les centres comme celui de Lalla Meryem, y viennent pour combler un vide affectif ou pour des raisons humanitaires. Mais quelles ques soient les motivations qui lient ces destins, les futurs adoptants savent qu’ils ne seront jamais considérés, au regard de la loi et bien souvent de la société, comme de "vrais" parents. Ils savent que leur enfant adoptif ne portera jamais leur nom et ne sera jamais considéré par la loi comme leur héritier. Pour la simple et bonne raison que l’adoption, au sens d’une transmission de filiation, est interdite au Maroc. L’article 83-3 du code de la famille stipule en effet que "l’adoption n’a aucune valeur juridique et n’entraîne aucun des effets de la filiation". Est en revanche autorisée, la "kefala" ou sorte de tutelle légale sans que le lien de sang ne soit rompu avec les parents ou la mère biologique, s’ils sont connus. La kefala confère aux parents adoptifs un devoir de protection, d’éducation et de soin jusqu’à la majorité de leur enfant. Mais ce dernier ne pourra en aucune façon prétendre aux mêmes droits que l’enfant légitime. Pratiquement, il ne portera pas le nom de ses parents adoptifs et ne figurera pas sur leur livret de famille. Une sorte de marquage de la société. Encore s’est-il allégé depuis que la loi de 2002 a supprimé l’infamant "de père inconnu" sur le livret de famille pour le remplacer par un patronyme, mais toujours différent de celui du père adoptif. Cet enfant n'aura pas non plus de vocation successorale, c'est-à-dire qu'il n'héritera pas de plein droit de ses parents adoptifs. Certes, pour pallier cette injustice, la kefala permet d’instituer, par testament, son enfant adoptif légataire et ce, jusqu’à concurrence du tiers de ses biens. Mais au regard de la loi, il demeure "l’autre", "l’étranger". L’adoption, dans son sens étymologique, n’existe donc pas, en droit musulman, pour lequel il s’agit plutôt "de prise en charge".
Pour Jamila Bargach, professeur de sciences sociales à l’École nationale d’architecture de Rabat et auteur d’un très fouillé Orphans of islam (Les orphelins de l’islam, publié en 2001) "il est très difficile, dans nos sociétés musulmanes, d’accepter l’existence de ces enfants abandonnés. Ils remettent en cause la structure sociale, le contrôle de la sexualité, les liens sacrés du sang. Leur existence oblige à se poser des questions douloureuses : qui abandonne et pourquoi ?". Dans la grande majorité des cas, des mères célibataires appartenant aux classes sociales les plus populaires. Souvent très jeunes, arrivant de la campagne, elles se laissent séduire par des promesses de mariage, rêvent à des lendemains meilleurs. Ceux-là mêmes qui se transforment en cauchemar, une fois enceintes et le promis envolé. Or, quelle possibilité offre la société marocaine à la jeune mère célibataire ? Quel regard porte-t-elle sur elle ? N’est-elle pas une "dépravée", celle qui, comme le dénonce Aïcha Chenna de Solidarité féminine, "a l’honneur de la famille entre ses cuisses et l’a souillé ?". L’Observatoire national des droits de l’enfant (ONDE) le relève comme une évidence, "l’abandon est une conséquence du rejet et de la marginalisation de cette situation (mère célibataire) par la société. Les mères qui abandonnent leur enfant ne bénéficient d’aucun appui ou de reconnaissance de leur situation de la part de leur famille, de leur employeur et du père de l’enfant". Tout est dit. Alors, que faire ? Laisser à d’autres - et pas toujours dans les conditions fixées par la loi - le soin d’élever votre enfant, en espérant qu’ils lui prodigueront ce qu’on ne peut leur donner. Aïcha Chenna bondit : "Si la société était moins hypocrite, ces femmes pourraient élever leurs enfants, mais il y a une telle condamnation que bien souvent elles l’abandonnent à l’hôpital quand ce n’est pas dans la rue". Comme Yasmina, à peine plus de 20 ans. Violée par le fils de son employeur, elle se retrouve à la porte, son bébé sous le bras : une petite Leïla. Pas question pour elle de retourner dans sa famille. Désespérée, elle se confie un jour à une femme et lui dit : "Cette enfant va mourir". L’autre, simplement : "Donne la moi, je l’élève". Le don fut fait. Dans ces cas là, on ne parle pas de kefala mais d’adoption illégale, suivie généralement d’une fausse déclaration d’accouchement que l’on présente ensuite à l’état civil pour y faire inscrire le nouveau-né. Combien d’autres femmes ont-elles déclaré avoir accouché chez elle et présenté deux témoins, pour justifier de l’absence de déclaration d’accouchement ? Combien, encore, jouent les "mères porteuses" pour d’autres et accouchent sous le nom de la mère adoptive ? Ni vu, ni connu. Dans ces cas précis de fausses déclarations, où l’enfant apparaît sur l’état civil des parents et porte donc leur nom, il est fréquent que l’enfant soit informé de ses origines brutalement. "Si lui ne les connaît pas, car c’est un tabou dans la famille, autour de lui, tout le monde est au courant", explique Jamila Bargach. Quand ce ne sont pas les 'ould haram' et autre 'ould haram men f’aileck' crachés à l’école, inévitablement, il y a quelqu’un qui un jour vend la mèche, volontairement ou pas". Le marquage encore. À jamais indélébile. "Ils ont l’impression d’être coupés de l’arbre, d’être sans aile", poursuit-elle avant de conclure : "Comme si le jugement social en faisait l’incarnation du Mal. De victimes, ils deviennent des coupables en puissance".

*Titre de l’ouvrage de Jamila Bargach, traduit de l’anglais "Orphans of islam"




Témoignage : Dire la vérité est une bonne chose

Mustapha et Sofia se souviendront toute leur vie de ce jour de 2001, où ils se sont vus confier la garde de Mehdi, par le centre Lalla Meryem. Avant d’entrer dans cette "nouvelle aventure familiale", ils durent affronter nombre d’interrogations, de questions, de doutes, voire de peurs. Les réticences d’usage de la famille, mise dans la confidence. D’autant que, contrairement à la majorité de ceux qui se décident pour une "kefala", parce qu’ils ne peuvent avoir d’enfant, Mustapha et Sofia en avaient déjà deux, biologiques. "Nous avons voulu les impliquer dès le départ". L’aîné, alors âgé de 8 ans et le second, de 3 ans, accompagnent leurs parents à l’orphelinat pour "choisir" leur futur "frère" ou "sœur de lait". "On peut presque dire que ce sont eux qui l’ont choisi, se souvient Mustapha. En fait, Mehdi est le premier que nous avons vu. Nous nous étions présentés un jour où les visites étaient théoriquement interdites, mais la sœur nous a laissés entrer. En entrant dans la chambre, Mehdi pleurait. Elle l’a alors pris dans ses bras et après quelques minutes nous l’a passé. Comment expliquer ce qui se passe ? C’est inexplicable, c’est comme un coup de foudre". Le jeune couple a déposé son dossier en janvier devant la commission administrative de la wilaya. "Ils enquêtent sur votre environnement, vos revenus, vos motivations. Nous avons également rencontré des assistantes sociales". Du coup, le couple aura la garde effective de Mehdi, 8 mois plus tard, en juillet. Délai raisonnable, diront certains. "Long, trop long, déplore Mustapha. Affectivement, c’est très dur. Car nous avions choisi Mehdi bien avant d’en avoir la garde. Nous venions le voir tous les jours, mais le soir il fallait rentrer à la maison, sans lui". Enfin, le jour tant attendu arrive. Cela fait aujourd’hui près de 3 ans que Mustapha et Sofia vivent "une expérience familiale extraordinaire. On dit toujours que ce sont ceux qui "adoptent" qui donnent. Je peux vous dire que c’est loin d’être une relation à sens unique. Vous recevez énormément d’amour en retour. Même les enfants, c’est super de voir comme ils sont ensemble. Ils s’entendent très bien, se chamaillent comme tous les frères et sœurs". Dans la famille aussi, Mehdi a conquis tout le monde. Certes, au début de leur démarche, les réticences s’étaient faites au grand jour : "Vous allez au devant de problèmes, vous avez déjà des enfants, l’héritage…". La bonne surprise sera au rendez-vous. "Quand les gens sentent que vous êtes convaincus, que vous assumez, alors ils sont conquis par la situation", témoigne l'heureux papa. "Les enfants sont spontanés, naturels, contrairement aux adultes qui sont plus crispés. Ils ont tout de suite intégré Mehdi comme leur frère et pour eux, il n’y a aucun doute. Alors forcément, ça vous aide. C’est vrai que je redoute le moment où il ira à l’école et où on l’appellera d’un autre nom que le nôtre. Je crains aussi la période où il recherchera ses parents biologiques. Il paraît que c’est quasiment inévitable, surtout à l’adolescence. J’ai conservé les pièces de l’enquête de police, au cas où il voudrait savoir où, comment, dans quel état il a été confié à l’orphelinat ? Dire la vérité est une bonne chose. Cela évite de véritables drames, notamment quand "l’adopté" ne sait pas qu’il l’a été, qu’il le découvre par hasard, via une tierce personne, où à l’occasion d’un héritage". S’ils ont un conseil à donner à de futurs candidats ? "Allez-y !".



Loi : La kefala dans le texte

La kefala est un concept juridique reconnu au niveau international. Ainsi, la Convention des Nations unies du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant reconnaît dans son article 20, comme moyen de protection aux côtés de l’adoption, "le placement dans une famille, la kefala de droit islamique ou, en cas de nécessité, le placement dans une institution". Au Maroc, cette procédure est actuellement régie par la loi 15-1 relative à la prise en charge des enfants abandonnés, promulguée par le dahir n°1-02-172 du 13 juin 2002. Elle consiste en "l’engagement de prendre en charge la protection, l’éducation et l’entretien d’un enfant abandonné au même titre que le ferait un père pour son enfant. La kefala ne donne pas de droits à la filiation ni à la succession". C’est le juge des tutelles du tribunal de première instance qui rend une ordonnance confiant la kefala de l’enfant abandonné au couple ou à l’institution qui la demande. Parmi les avancées notables de cette loi, la possibilité pour une femme musulmane remplissant les mêmes conditions que celles demandées aux couples, d’introduire une demande de kefala. Pour être exigible, il faut être musulman, avoir l’âge de la majorité légale et être moralement et socialement apte à assurer la kefala et disposer des moyens matériels suffisants pour subvenir à ses besoins. Ne pas être atteint de maladies contagieuses ou rendant incapable d’assumer ses responsabilités, ne pas avoir été condamné pour atteinte à la morale ou commise à l’encontre des enfants, ne pas avoir de contentieux juridique avec l’enfant dont est demandé la kefala ou avec ses parents. Après 12 ans, la kefala d’un enfant est subordonnée à son consentement personnel. De la même façon, c’est le juge des tutelles qui octroie l’autorisation, provisoire ou permanente, de sortie du territoire national. Si la personne assurant la kefala souhaite faire bénéficier l’enfant qu’elle a élevé d’un don, d’un legs, de tanzil ou d’aumône, le juge des tutelles du lieu de résidence de l’enfant veille à l’élaboration d’un contrat en ce sens. Mais cela ne pourra dépasser le tiers de l’héritage.

 
 
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